Saturday, May 31, 2008

La bêtise

Vertige du multiple. Si la bêtise nous parait omniprésente, c'est parce qu'elle coïncide avec ce qui nous constitue comme êtres de pensée et nous permet de communiquer les uns avec les autres: la bêtise est co-extensive à ce langage par lequel nous imaginons exprimer librement notre point de vue et dont nous sommes en réalité le jouet. C'est au moment même où nous croyons en maîtriser les moyens qu'il inocule le plus facilement en nous sa vermine, ce pullulement ignoble de lieux communs, d'idioties, de difformités morales et d'injustices qui s'appellent l'insanité triomphante, la stupidité satisfaite d'elle-même. Jusqu'ici, l'art permettait de faire front: c'était même dans cette mission que résidait toute l'éthique de l'art. Mais Flaubert a le pressentiment que la bêtise, génétiquement attachée à l'humanité depuis les origines, vient d'entrer dans une phase de nuisance sans précédent: le microbe de la connerie était là, c'est certain, mais quelque chose vient de le faire muter et il commence à proliférer dans des proportions vertigineuses. Ce qui l'a réveillé, c'est la révolution technique de la modernité, la capacité de l'ineptie à se doter désormais d'une puissance industrielle à se multiplier: rotative, presse à grand tirage, héliogravure, photographie, publicité, best-sellers. Tout est en place pour accroître à l'infini les pouvoirs de la bêtise active qui tue, d'une « culture» faisant du cliché son objet d'excellence: l'art industriel [notre industrie culturelle] qui lobotomise les masses, qui abrutit à grande échelle, la bêtise triomphante d'Homais qui vise la prise de pouvoir politique, le formatage intégral des mentalités aux normes de l'idée reçue.

Écoutez bien ce que Flaubert disait à George Sand en 1870: "Nous allons entrer dans une ère stupide. On sera utilitaire, militaire, américain et catholique." Et ce qu'il disait quatre ans plus tard à Tourgueniev: "Ce qui va occuper le premier plan, pendant peut-être deux ou trois siècles, est à faire vomir un homme de goût. Il est temps de disparaître." Un siècle plus tard, Andy Warhol ajoutait: "Il y aura une époque, où chacun pourra dire ce qu'il pense, et en toute liberté car alors tout le monde pensera la même chose."

Flaubert : sus à l'ennemi ! par Marc de Biasi
Le magazine littéraire - N° 466

1 comment:

Anonymous said...

Bel extrait, merci Odahkim.

Mais pour nous, cependant, ces temps que Flaubert ne voulait pas vivre, ce sont aussi en partie les nôtres et on ne vit jamais ailleurs qu'en ses temps alors faut-il choisir de disparaître ?
Je crois pourtant que les temps ne sont pas que ça et, de toute façon, pour en citer un autre (qui cite lui-même en modifiant) :
"C'est ici qu'est la rose, c'est ici que l'on danse".
Qu'en pensez-vous Adahkim ?